L’impôt sur le revenu, un mode exagéré d'expropriation

 |  par Patrick JEAN-PIERRE

Contre l’impôt sur le revenu, au fil d’un siècle, la bourgeoisie a usé de toutes les armes : les fusils si nécessaire, la dictature pourquoi pas, le Sénat qui traîne des pantoufles, les campagnes de presse calomnieuses… Au nom de « la morale » et de « l’honneur », bien sûr.

Le 16 mars 1914, Henriette Caillaux, la femme du ministre des Finances, se fait conduire au Figaro. Elle demande à voir le rédacteur en chef, Gaston Calmette. Reçue en tête-à-tête, elle vide le chargeur de son revolver et l’éditorialiste meurt dans la soirée.
C’est le premier mort, pourrait-on dire, de la Grande Guerre.
C’est surtout le dernier mort d’une bataille séculaire, d’une féroce opposition des possédants à l’impôt sur le revenu.

Inventer dans l’urgence

« Le meilleur moyen de répartition de l’impôt consisterait à obliger chaque particulier à faire une déclaration exacte de tout ce qu’il possède, faire une masse de tout et répartir la masse des impositions proportionnellement. »
C’est à Saulchery, dans l’Aisne, près de Château-Thierry, qu’on trouve, en 1788, cette proposition de réforme fiscale assez radicale. Et la date ne doit rien au hasard : certes, sous l’Ancien Régime, cette idée était parfois émise, ici ou là. Mais c’est avec la Révolution française qu’elle allait germer pour de bon.
Dès l’été 1789 d’ailleurs, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen énonce, dans son article 13 :

« Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable ; elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. »

Ça restait flou, un joli principe. Bientôt, en lutte contre toute l’Europe, avec des soldats à nourrir, vêtir, armer, la France va réclamer des décisions plus vigoureuses.
Le 20 mai 1793, la Convention vote, par décret, un emprunt forcé d’un milliard sur les riches. Le député Réal propose alors une distinction entre le « revenu nécessaire », qui devait être exempté d’impôt, le « revenu abondant », soumis à une taxe progressive, et le « revenu superflu », qu’il fallait entièrement prendre. L’Assemblée approuve, et elle présente un barème en dix tranches : aux 1 000 premières livres, on ne prélève rien. Entre 1 000 et 2 000 livres, on prélève un dixième. Entre 2 000 et 3 000 livres, deux dixièmes. Entre 3 000 et 4 000 livres, trois dixièmes, etc. Et au-dessus de 10 000 livres, tout est ponctionné ! On aboutit donc à un revenu maximal de 5 500 livres pour un célibataire, de 7 500 livres pour un couple avec un enfant, de 9 500 livres pour un couple avec trois enfants… car tout est modulé, également, selon un quotient familial ! Chaque citoyen est invité, sous peine d’amende, à déclarer ses revenus dans sa municipalité, avec des commissaires vérificateurs.

Tout est là. C’est formidable de songer qu’il y a deux siècles, dans l’urgence, en quelques semaines, avec des ennemis à toutes nos frontières, avec la Vendée qui s’ouvrait au sein de la République comme un gouffre, à cause de ces périls, peut-être, ces hommes inventaient un système fiscal qui a largement inspiré le nôtre. Et qui, dans sa radicalité, peut encore nous servir de modèle.

Mais leurs lois n’ont pas eu le temps, ou à peine, d’entrer dans les faits. Déjà Robespierre tombe, déjà la contre-révolution l’emporte. Et surtout, cette mesure est présentée comme provisoire : appliquée le temps de la guerre, et ensuite, on rembourserait tout le monde.

Propriété privée

Verser le sang avant l’impôt

Une autre révolution survient, en 1848, et le spectre revient. 
C’est le député socialiste Pierre-Joseph Proudhon, élu un mois plus tôt, qui rédige, le 11 juillet, une « proposition relative à l’impôt sur le revenu ». Ainsi, « considérant que l’établissement de cet impôt, irréprochable dans sa moralité, est dans le vœu de la Révolution de février et dans le devoir de son gouvernement », cet impôt produirait une recette « qu’on ne saurait évaluer à moins de 1 500 millions par année », assez pour « supprimer ou réduire notablement les autres impôts, surtout les impôts de consommation et somptuaires, les plus odieux de tous ». Le ministre des Finances, Garnier-Pagès, approuve : « proportionnellement progressif », un impôt sur le revenu serait « juste en principe et plus juste que les autres ».

Mais au comité des finances, à l’Assemblée, la bourgeoisie est bien installée, avec à sa tête Adolphe Thiers : cette proposition lui paraît « immorale, injuste, factieuse, pleine de malice, de perfidie et d’ignorance, anti-financière, antisociale, sauvage, extravagante, violatrice des contrats et attentatoire à la propriété ». Les adjectifs finissent par lui manquer, avant de conclure : « L’impôt direct est celui des pays barbares. »

Proudhon grimpe néanmoins à la tribune, mais son projet ne sera même pas voté ! Le président de séance considère, en effet, « que la proposition présentée par le citoyen Proudhon est attentatoire au droit de propriété sur lequel repose l’état social, qu’elle est contraire à la liberté des transactions, à la loi des contrats et à la morale publique ».
Pour autant, la lutte ne s’arrête pas là : le 23 août, le ministre des Finances, à son tour, se lance dans un réquisitoire « contre les privilèges dont les revenus mobiliers ont joui jusqu’à présent », et suggère « pour 1849 un impôt de 60 millions sur les revenus mobiliers ». Voilà le péril.

Contre ce danger d’une République démocratique et sociale, la bourgeoisie préfère l’ordre, même imposé par la force des armes : le général Cavaignac écrase le peuple parisien, laisse 5 000 gueux sur le pavé, et pour ces brillants services se voit accorder le pouvoir suprême – où il suspend les journaux hostiles, déclare l’état de siège, exile les insurgés.
Le progrès n’est plus à l’ordre du jour.

La bourgeoisie peut respirer.

Faire payer les « richards »

Elle va pouvoir respirer, encore, durant tout le Second Empire.
Mais à peine Napoléon III tombé, voilà que le populisme ressurgit ! Dans leur appel aux « Travailleurs des campagnes », le 18 avril 1871, les communards écrivent :

« Paris demande que tout homme qui n’est pas propriétaire ne paye pas un sou d’impôt ; que celui qui ne possède qu’une maison et un jardin ne paye rien encore : que les petites fortunes soient imposées légèrement, et que tout le poids de l’impôt tombe sur les richards. »

Qui retrouve-t-on alors ? Adolphe Thiers.

Depuis Versailles, l’homme a retourné les canons contre la Commune de Paris. Il a présidé aux fusillades d’innocents, aux égorgements d’enfants, aux déportations de femmes. Ses pieds baignent dans le sang de la boucherie, il s’en félicite d’ailleurs en privé : « Le sol de Paris est jonché de cadavres. Ce spectacle affreux servira de leçon. » Il s’applaudit en sourdine : « La répression a été terrible ; elle a tué la démagogie pour trente ans. »

Mais sitôt l’alerte passée, dès juin, voilà que la démagogie reparaît : « Il n’y a pas d’impôt plus conforme aux principes de l’équité et de l’économie sociale que l’impôt sur le revenu », défend le républicain Jules Barni, proche de Gambetta. Un projet « funeste, dangereux, déplorable », s’emporte Thiers – qui a trouvé de nouveaux adjectifs depuis 1848. Et pour quelle raison ? Parce que, lui qui vient de faire 20 000 morts, se soucie avant tout de la concorde civile ! « Ce serait un impôt de discorde. Le peuple n’a pas besoin, il faut bien le lui dire et le lui répéter, d’appauvrir le riche pour être heureux lui-même. » Aussi, le chef du gouvernement ne consent-il « à rien de ce qui pourrait troubler le repos des esprits et ajouter des brandons de discorde. » Ainsi préserve-t-il l’harmonie sociale : aux gueux on peut ôter la vie, aux nantis on n’enlèvera pas un sou.

Combattre la lenteur

En 1900, la France, bien que républicaine, bien que démocratique, « est l’un des derniers pays à refuser le principe de l’impôt sur le revenu », note ainsi l’ancien ministre du Budget (de droite) Alain Lamassoure. « L’income tax britannique datait de 1842, l’impôt allemand datait de 1893, les autres pays européens l’avaient aussi. En 1914, il n’y avait que la France, la Russie, l’Espagne et le Portugal qui n’avaient pas adopté cet impôt moderne. » 
Et pourtant : de 1871 à 1914, plus d’une centaine de propositions ont été déposées à l’Assemblée !

« Dans une société où celui qui ne possède pas a tant de peine pour se défendre, soutient Jean Jaurès en 1894, tandis au contraire que celui qui possède de grands capitaux voit sa puissance se multiplier non pas en proportion de ses grands capitaux mais en progression des capitaux [de ceux qui n’ont rien], l’impôt progressif vient corriger une sorte de progression automatique et terrible de la puissance croissante des grands capitaux. »

Mais face à chaque assaut, Thiers et ses émules n’ont pas faibli. Il fallait, en face, et au sommet de l’état, un homme pourvu de la même constance : ce fut le radical Joseph Caillaux.

En 1901, à son premier passage comme ministre, Caillaux introduit, en douceur, la progressivité dans l’impôt sur les successions. Il revient aux commandes en 1907 avec, cette fois, un projet d’impôt sur le revenu dans ses cartons. Là, l’Assemblée établit un record : la discussion parlementaire va se prolonger près de deux ans ! Le taux d’imposition maximal n’est que de 5 %, mais les députés bourgeois, et avec eux les experts bourgeois, et la presse bourgeoise, refusent que l’État devienne un « inquisiteur fiscal ». Ils dénoncent « un attentat à l’honneur ». Les possédants ne lésinent jamais sur la morale lorsque leurs intérêts sont en jeu.

La loi est enfin adoptée, le 9 mars 1909, avec 388 voix pour et 129 contre. Mais le chemin de croix législatif n’est pas achevé : le Sénat traîne des pantoufles, et cinq ans après le vote, l’impôt sur le revenu n’est toujours pas appliqué ! Il faut que Joseph Caillaux revienne au ministère, à une troisième reprise, en 1914.

Les journaux se déchaînent alors contre lui, le calomniant, et notamment Le Figaro : en à peine trois mois, 110 articles, échos ou dessins, dirigés contre Caillaux, sont publiés dans ses colonnes. L’affrontement est total, féroce. Jusqu’au drame d’une épouse poussée à bout.

Devant l’imminence de la guerre, les nouvelles ressources à trouver, l’Union sacrée à assurer, le Sénat donne son accord. Il aura fallu plus d’un siècle de débats et de combats, de mots et de morts, pour inscrire ces lignes simples dans la loi :

« Chaque chef de famille est imposable, tant en raison de ses revenus personnels que de ceux de sa femme et des autres membres de la famille qui habitent avec lui. »

carte postale

Resserrer l’étau

Cette réforme entre en vigueur, en catimini, le 1er janvier 1916, comme si on en avait encore honte. L’historien Nicolas Delalande explique :

« Elle fut annoncée par voie d’affichage dans les mairies et dans les perceptions. Aucun effort particulier ne semble toutefois avoir été envisagé pour promouvoir sa dimension patriotique. Nulle affiche n’a vanté les vertus de l’impôt général sur le revenu. Il semble qu’il y ait, pour l’administration fiscale, une incapacité à communiquer autrement que sur un mode technique sur les mécanismes et les finalités du nouvel impôt. »

L’impôt de 1916 ne portera en définitive que sur 260 000 contribuables – soit 1,7 % des foyers de l’époque, avec un taux fort bas de 2 %. Le rendement en sera donc très faible : seulement 32 millions de francs. Faute de moyens de contrôle, les agents fiscaux sont un peu déprimés : « L’impôt général sur le revenu est encore, dans une large mesure, un impôt sur la conscience publique, un impôt volontaire », explique l’Inspection générale des Finances en 1917.

Mais qu’importe : la graine est semée, même minuscule, même imparfaite, elle ne demande qu’à grossir. Et la bourgeoisie avait bien raison de la craindre : les besoins de la guerre, puis de la dette, vont en faire un impôt primordial. Le taux marginal d’imposition sera porté à 10 % dès 1917, puis à 20 % en 1918, 50 % en 1920 et 72 % en 1924… jusqu’à 90 % pour les célibataires et les couples sans enfants ! Cette progression sera stoppée par Raymond Poincaré qui, en août 1926, le ramène à 30 %.Depuis, de « bouclier fiscal » en « censure du Conseil constitutionnel », des 63 % sous Pompidou aux 40 % sous Sarkozy, le barème bouge sans cesse. C’est qu’il est un indice des rapports de force, le témoin chiffré d’une lutte des classes qui n’arrête jamais.



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