Peut-on vraiment dénoncer le Traité franco-algérien du 27 décembre 1968 ?

 |  par Rédaction Patmedias avec Nathalie Clarenc, Maître de conférences en droit public à l’Université Paris Cité
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Les tensions diplomatiques entre Paris et Alger, envenimées par ce que Bruno Retailleau appelle « l’humiliation » de « l’affaire Doualemn », exacerbent la contestation déjà ancienne du traité franco-algérien de 1968 relatif à la circulation en France des ressortissants algériens et de leurs familles. Une dénonciation unilatérale de ce traité est-elle possible ? Juridiquement, c’est délicat.

Pourquoi ce traité a-t-il été conclu et amendé plusieurs fois ?

Le traité est conclu le 27 décembre 1968 dans le cadre de la déclaration de principe des accords d’Evian relative à la coopération économique et financière. Il se présente essentiellement comme un accord de main d’œuvre visant à établir les modalités de l’accueil des travailleurs algériens en France pendant les « trente glorieuses », mais il est porteur d’une charge symbolique indéniable, six ans après la fin de la guerre d’Algérie.

L’accord est amendé à quatre reprises, par un échange de lettres du 3 décembre 1984 et par trois avenants du 22 décembre 1985, du 28 septembre 1994 et du 11 juillet 2001, pour tenir compte des évolutions de la situation dans les deux pays ainsi que de la réglementation française relative au séjour des étrangers. Au terme de ces modifications successives, le texte d’origine est profondément modifié. Pourtant, au lieu de sa renégociation complète, les États parties font toujours le choix de la révision, ce qui suggère une volonté de conserver le cadre de l’accord de 1968 dans l’idée de préserver la spécificité du régime applicable aux ressortissants algériens en matière de circulation.

Ce traité place-t-il les ressortissants algériens dans une situation privilégiée par rapport aux autres étrangers candidats à l’immigration vers la France ?

Le droit commun des étrangers est régi par le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. À cet égard, tout accord international ayant en droit français une valeur supérieure à celle de la loi est d’application prioritaire. L’accord franco-algérien est donc dérogatoire au droit commun, tout comme d’autres accords conclus par la France avec la Tunisie, le Maroc et certains États d’Afrique subsaharienne. Cependant, la portée de la dérogation est plus large dans l’accord conclu avec l’Algérie comme cela apparaît à sa lecture, notamment l’usage d’une terminologie particulière en matière de titre de séjour (« certificat de résidence ») marquant sa spécificité par rapport au régime commun.

Concrètement, l’accord d’origine (1968) permet à tout Algérien muni d’une carte d’identité de s’établir en France, donc sans visa, ce qui est sans équivalent pour aucune autre nationalité. Mais ces conditions sont immédiatement encadrées par l’établissement d’un contingent de 35.000 travailleurs par an (dès 1968), puis durcies par une série de mesures tendant à rapprocher le régime conventionnel du régime commun, comme l’instauration d’un visa, la durée des titres de séjour (un an et dix ans), l’exigence de production d’un certificat d’hébergement et d’un justificatif de ressources pour rendre visite à sa famille.

Certes, le régime actuellement en vigueur reste de nature à faciliter l’entrée (condition d’entrée régulière et non de visa de long séjour), l’établissement (droit de s’établir en France pour exercer l’activité de commerçant ou une profession indépendante), le séjour (accès plus rapide à la délivrance d’un titre de séjour valable 10 ans et au certificat de résidence, régime spécial de séjour pour raison médicale), ainsi que le regroupement familial (bénéfice automatique d’un titre de séjour de même durée que le membre de famille accueillant). Cependant, ce régime spécifique reste aussi hermétique à certaines avancées du droit commun des étrangers comme les titres de séjour créés par les lois de 2003, 2006 et 2018 (carte de séjour pluriannuelle), les passeports talents, la régularisation par le travail (les fameux métiers sous tension) ou pour motif humanitaire : les Algériens ne peuvent y prétendre.

L’appel à la dénonciation du traité par certains responsables politiques est-il fondé juridiquement ?

De nombreux responsables politiques exigent, en effet, la dénonciation du traité, quoiqu’une dénonciation ne puisse intervenir qu’à la suite d’une décision du Président de la République. En particulier, le 7 décembre dernier, une proposition de résolution appelant à le faire, déposée à l’Assemblée nationale par le groupe Les Républicains, a été rejetée par 151 voix contre 114.

Les partisans de la dénonciation font valoir divers arguments : l’extrême droite voit dans l’accord le vecteur d’un danger migratoire qui planerait sur la France ; plus récemment, la droite et le centre invoquent la disparition du contexte politique, diplomatique et économique de la conclusion du traité en 1968 et considèrent son maintien incompatible avec la mauvaise volonté des autorités algériennes de coopérer de manière effective avec les autorités françaises afin de permettre, par la délivrance des laissez-passer consulaires, le retour vers l’Algérie des ressortissants algériens en situation illégale en France ou troublant l’ordre public.

Comment évaluer ces arguments politiques à l’aune du droit des traités ?

L’accord franco-algérien ne comporte pas de clause de dénonciation ce qui établit une présomption selon laquelle les parties n’ont pas prévu d’aménager entre elles cette possibilité : pour la renverser au soutien d’une dénonciation unilatérale pour des raisons discrétionnaires (comme le serait une politique nationaliste de fermeture des frontières), il faudrait démontrer l’existence d’un droit implicite déduit de l’intention des parties ou de la nature du traité (art. 56 de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, ci-après CV). Dans le silence du traité, il est toujours possible d’invoquer certains motifs coutumiers de dénonciation comme un changement fondamental de circonstances, si l’on considère que le contexte de 1968 évoqué ci-dessus constitue une base essentielle du consentement des parties à être liées par le traité, et que sa disparition a pour effet de transformer radicalement la portée des obligations qui restent à exécuter en vertu de ce traité (art. 62 CV). Prétendre dénoncer l’accord sur l’une ou l’autre de ces bases supposerait donc pour la France de prendre appui sur des interprétations particulières auxquelles l’Algérie pourrait toujours objecter.

En revanche, si le droit coutumier prévoit qu’une violation substantielle d’un traité bilatéral par l’une des parties autorise l’autre partie à invoquer la violation comme motif pour y mettre fin (art. 60 CV), il semble plus difficile d’arrimer à cette base juridique la rhétorique de la réaction aux refus par l’Algérie de délivrer les laissez-passer consulaires sollicités par la France, dans la mesure où aucune obligation en ce sens n’est prévue dans l’accord franco-algérien. Enfin, il est intéressant de relever que la rupture des relations diplomatiques (a fortiori leur simple dégradation) ne constitue pas un motif de dénonciation (art. 63 CV).

La question de la dénonciation du traité franco-algérien pose le problème du maintien d’engagements internationaux devenus politiquement inopportuns : les voies de sortie offertes par le droit international sont délicates car elles n’offrent pas de légitimité légale-rationnelle à tous les arguments, elles relèvent de l’exception, leur mise en œuvre suppose une certaine dextérité juridique et leur emploi sur la scène diplomatique exige une approche équilibrée entre justice et puissance.

 



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