Maman d’un enfant noir, voici comment je lui parle des inégalités raciales

 |  par Patrick JEAN-PIERRE

"Allez, mon chou, on va faire des courses."

Ce jour-là, mon fils et moi accompagnions une amie de la famille, dame d'un certain âge, au supermarché pour lui trouver une carte mémoire pour son ordinateur. J'aimais bien passer du temps avec elle, et en plus, lui donner un coup de main pour gérer ce type de problème était une bonne action. Je ne m'attendais nullement à ce que ce geste de routine devienne pour mon fils un premier contact avec la notion d'inégalités.
"Rhino", gémit-il en tendant la main vers sa peluche favorite.
"Désolée, mon bébé. Rhino ne peut pas venir avec nous", répliquai-je à contrecœur.
Consterné par ma réponse, il émit une plainte à fendre l'âme. "Nooooooon... Pourquoiiiiiii ?", sanglotait-il à travers ses larmes.

Nous abordions là cette terrible leçon que nombre d'enfants noirs doivent intégrer dès le plus jeune âge: petit Afro-Américain, mon fils ne pouvait pas se permettre d'emporter sans crainte ses jouets dans un magasin.
Au mieux, les employés nous auraient lancé des regards interrogateurs, curieux de savoir pourquoi Rhino n'était pas bien en sécurité dans un sac avec le reste de nos achats — et dans le pire des cas, on nous aurait demandé de prouver, ticket de caisse à l'appui, qu'il était bel et bien arrivé avec nous. Pas le genre de situation à laquelle une maman noire en mission pour une amie a envie de se confronter... Mais c'est ce type d'options que je dois lentement préparer mon enfant à envisager — une responsabilité de plus à ajouter aux préoccupations communes à tous les parents de tout-petits.

Mon fils a deux ans. Normalement, c'est l'âge où on aborde la communication, l'alphabet et les nombres, l'identification des formes et des couleurs.
Les enfants des minorités — et surtout les petits garçons noirs — ont un tout autre programme. Oh, il doit bien connaître les couleurs, les formes et les nombres... Mais il lui faut aussi assimiler des dynamiques sociales différentes, avec leurs séries de limites, d'attentes et d'idées reçues.
Cette expérience fut pour lui la première d'une longue série de leçons sur le concept des inégalités raciales. Dans ce cas précis, l'inégalité qui permettait à tous les bambins à la peau blanche qu'il croisa au supermarché d'avoir le droit de garder leurs jouets avec eux. Celle qui faisait que leurs parents pouvaient se permettre de leur faire plaisir en se disant "Allez, ce n'est qu'un enfant". Et que même si l'un d'eux venait à casser ou à renverser quelque chose, on lui donnerait probablement le bénéfice du doute.

Mais pour nous, il en ira toujours autrement.

"Je suis désolée, mon chéri. Je sais que tu es trop jeune pour comprendre tout ça pour l'instant. Mais tu es un petit garçon noir", lui dis-je tandis qu'il levait vers moi ses yeux baignés de larmes. "Du coup, tout au long de ta vie, beaucoup de gens auront tendance à te prêter de mauvaises intentions. Non pas à cause de quelque chose que tu aurais fait, mais de leurs idées fausses sur le genre de personne que tu es."
"Je suis contente de voir que tu lui expliques ça très tôt", m'a déclaré mon amie. Cette conversation n'avait rien d'extraordinaire. En réalité, c'est un chapitre clé dans le manuel du parfait parent noir-américain.
D'autres parties sont plus tournées vers les petits éléments du quotidien: les casquettes qu'on ne peut porter avec une coiffure afro, la crème solaire qui nous laisse des traces blanchâtres, car elle n'a pas été conçue pour une peau sombre.

Tous ces points pourraient sembler triviaux à qui n'a jamais connu le sentiment d'aliénation qui accompagne la condition noire aux États-Unis... Mais pour nous, il est essentiel de bien les appréhender.
Même si nous n'en sommes pas encore là, un autre sujet capital me cause une appréhension toute particulière: le rapport à la police. Je m'efforce pour l'instant de faire comprendre son importance à mon fils, d'une façon à la fois appropriée et prudente, en tenant bien compte de la manière dont ses représentants risquent de le percevoir dans quelques années. Dans ma ville natale, tant de personnes se sont vu inculquer (non sans raison) une méfiance automatique à l'égard des forces de l'ordre. Mais je veux que mon enfant soit conscient de leur rôle, en une vision aussi dépourvue d'angoisse que possible.
Revenons-en à notre problème: en regardant mon fils se lamenter sur l'absence de sa peluche, j'eus envie de pleurer avec lui. C'est si injuste d'être obligé d'intégrer de telles réalités à un âge aussi tendre. Je déteste l'idée de lui refuser le droit de faire ce dont il a envie, juste à cause du racisme et des préjugés des autres. Mais dans cette zone rurale à l'écrasante majorité blanche, le risque d'attirer encore plus d'attention sur nous m'oppressait bien trop.

En tant que femme noire, on ne m'accorde pas plus le bénéfice du doute qu'à mon fils. Confrontée à un enfant en pleurs au beau milieu du supermarché, je m'efforçai désespérément de le calmer tout en ignorant les regards entendus des passants, apparemment peu convaincus de mes capacités en tant que mère.
C'est toujours sur les femmes qu'on rejette la responsabilité des échecs et des épreuves des représentants de notre communauté. Tant de nos problèmes internes sont automatiquement attribués à un défaut dans l'éducation que nous prodiguons. Et j'ai très souvent vu la chance d'assumer ce rôle auprès de nos enfants nous être retirée.
Ce sont là des pensées qui m'accompagnent en permanence. Néanmoins, à l'inverse de ma grand-mère et de sa génération, je mets un point d'honneur à bien montrer à mon fils que s'il subit des préjugés racistes, la faute n'en revient pas à lui, mais à ceux qui les entretiennent.

"Tu n'as pas à rendre de comptes à ces gens qui te déconsidèrent. Tu vaux tout autant que n'importe qui, et tu mérites les mêmes libertés", affirmai-je ce jour-là, même si je me sentais hypocrite de le dire tout en lui interdisant la compagnie de Rhino.

Sur le moment, je décidai d'être indulgente avec moi-même. J'aurais pu le laisser garder sa peluche, et gérer ensuite les conséquences si elles se révélaient bien négatives. Cependant, je choisis plutôt d'anticiper en évitant le danger. Était-ce le bon choix? Je ne sais pas — mais cette discussion, elle, était nécessaire quoi qu'il arrive.
Oui, c'est injuste qu'il doive faire face aux idées fausses et aux injustices inhérentes à une société raciste. Ses petites épaules sont trop frêles pour supporter un tel poids. Et il m'arrive de ne pas pouvoir lui montrer le chemin, gérant moi-même ces difficultés du mieux que je le peux.

Pour autant, je sais l'importance de poser les bases dès maintenant.
En grandissant, mon magnifique petit garçon deviendra un magnifique jeune homme... afro-américain. Même si cela me déchire le cœur, ces conversations s'imposent pour le préparer au jour où les gens qui nous entourent ne le verront plus comme un adorable bambin, mais un danger potentiel. Et tous les parents noirs du monde partagent mes préoccupations. Pour nous, aimer nos enfants, c'est leur poser des limites dès le plus jeune âge; nous savons que le choix opposé pourrait bien leur coûter la vie.

Ce n'est pas un risque que je suis prête à prendre.



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