Après un an de détention arbitraire, l'écrivain franco-algérien Boualem Sansal recouvre sa liberté. Arrêté le 16 novembre 2024 à l'aéroport d'Alger, condamné à cinq ans de prison pour "atteinte à l'unité nationale", il doit sa grâce à une intervention allemande qualifiée d'humanitaire. La présidence algérienne annonce avoir accepté la demande du président Frank-Walter Steinmeier de gracier l'auteur et de le transférer en Allemagne pour y recevoir des soins, en raison de son âge avancé (76 ans) et de son état de santé fragile, marqué par un cancer.
Une belle issue, en apparence. Mais derrière ce geste "généreux" d'Abdelmadjid Tebboune, se cache-t-il une realpolitik cynique ? Et à qui Sansal doit-il vraiment sa libération : à Berlin, ou à un régime algérien qui l'aura instrumentalisé comme otage diplomatique ?
Rappelons les faits : Sansal n'a pas été jeté en prison pour un délit mineur, mais pour des propos tenus en octobre 2024 lors d'un entretien accordé au site d'extrême droite Frontières. Il y affirmait que l'Algérie, sous la colonisation française, avait hérité de territoires historiquement marocains – une déclaration explosive dans le contexte des tensions frontalières algéro-marocaines.
Condamné en première instance le 27 mars 2025 à cinq ans de réclusion, puis en appel en juillet, l'écrivain a vu sa peine confirmée malgré les appels internationaux.
Mais ces mots n'étaient qu'un prétexte. Boualem Sansal, figure majeure de la littérature maghrébine, est un dissident viscéral. Ses romans comme 2084, La soumission ou Le Serment des barbares fustigent l'islamisme, la dictature et la mémoire refoulée de la guerre d'Algérie. Naturalisé français en 2024 par Emmanuel Macron en personne, il incarne une laïcité intransigeante qui dérange le pouvoir d'Alger, surtout depuis le Hirak de 2019.
Son arrestation, survenue à son retour d'un salon du livre en France, ressemble à une "modélisation de ses romans" : un enlèvement d'État pour museler un intellectuel trop libre.
Le régime de Tebboune, qui s'est durci face aux contestations, a lancé une campagne médiatique virulente contre lui, le taxant de traître et d'agent sioniste – un classique de la rhétorique répressive algérienne.
Si Sansal est libre aujourd'hui, ce n'est pas grâce à Paris, mais à Berlin. L'Élysée a multiplié les tractations secrètes pendant un an, multipliant les faux espoirs : libérations promises, puis ajournées, dans un jeu du chat et de la souris où Alger baladait la France.
La crise diplomatique franco-algérienne – expulsions d'ambassadeurs, restrictions de visas, rappels musclés – a cristallisé l'affaire Sansal comme un pion dans un bras de fer plus large.
Macron, pourtant prompt à décorer l'écrivain, s'est révélé impuissant face à un régime qui le traite en paria.
C'est l'Allemagne qui a réussi là où la France a échoué. La requête de Steinmeier, axée sur l'aspect humanitaire – soins médicaux pour un homme âgé et malade –, a été accueillie favorablement par Tebboune.
Pourquoi Berlin ? Sansal y a des soutiens intellectuels solides, et l'Allemagne, moins impliquée dans les querelles post-coloniales, joue la carte neutre et efficace. Mais ce "sauvetage" soulève une question critique : et les autres prisonniers d'opinion algériens ? Des Hirakistes comme Samir Belhadi ou Kamel Daoud (menacé) croupissent toujours, sans que l'on brandisse l'argument humanitaire pour eux.
Sansal, franco-algérien et prix international, devient un "facile alibi" pour un régime qui feint la clémence tout en réprimant en sous-main.
L'annonce tombe pile au moment où Tebboune, réélu en septembre 2024 dans un scrutin boycotté, cherche à polir son image à l'international. Alger traînait les pieds sur la grâce depuis juillet, attendant un "moment favorable" dicté par le calendrier politique intérieur.
Libérer Sansal maintenant, c'est un geste "humanitaire" qui coûte peu : l'écrivain part en exil doré en Allemagne, privé de retour en Algérie, et le régime peut clamer sa magnanimité sans amnistie plus large.
C'est une victoire à la Pyrrhus pour les droits humains : on sauve un nom célèbre, mais on légitime un système qui place l'Algérie "en dehors de toutes les lois" par rapport à la France et à l'Europe.
Critique supplémentaire : Sansal lui-même n'est pas exempt de controverses. Ses alliances passées avec des cercles d'extrême droite, comme son refus récent d'un prix Sakharov proposé par l'ultradroite européenne, interrogent sa trajectoire.
Son affaire pose aussi la question de la liberté d'expression en Algérie : réprimer un intellectuel pour des propos historiques, c'est admettre que le narratif national est un totem intouchable.
Boualem Sansal est libre, mais à quel prix ? Grâce à l'Allemagne, oui, mais surtout grâce à un régime qui aura su monnayer sa clémence dans un contexte de tensions géopolitiques – Sahara occidental, gazoduc avec l'Italie, rivalité avec Rabat. Ce n'est pas une victoire de la justice, mais un marchandage diplomatique qui laisse les autres prisonniers sur le carreau.
Pour une vraie libération, il faudrait une amnistie générale, une réforme judiciaire et un débat ouvert sur la mémoire algérienne. Sans cela, la grâce de Sansal n'est qu'un pansement sur une plaie purulente : le totalitarisme soft d'un pouvoir qui emprisonne les corps et les esprits.Les intellectuels du monde arabe – et au-delà – doivent transformer cette demi-victoire en cri collectif. Sinon, Tebboune aura gagné : un écrivain exilé, une France humiliée, et un silence assourdissant sur les geôles d'Alger.