Loi Immigration : le Conseil constitutionnel a-t-il raisonné en droit ou en politique ?

 |  par Guillaume Drago, Professeur à l’Université Paris Panthéon-Assas (TRIBUNE)

La décision du Conseil constitutionnel du 25 janvier 2024 relative à la loi Immigration a fait - et fera - couler beaucoup d’encre. Comme toute décision très attendue sur un texte de loi controversé, les avis sont souvent tranchés : tantôt on propose une analyse fondée sur la seule décision en analysant le volet uniquement juridique de la décision et les techniques contentieuses utilisées ; tantôt l’analyse est plus politique et place le Conseil constitutionnel et sa décision au cœur du débat partisan. On ne considère pas l’entre-deux comme une vertu, mais on voudrait porter un regard un peu différent afin de proposer une réflexion sur la place du Conseil constitutionnel au sein de nos institutions et les raisons de souhaiter une évolution de l’institution.

Le raisonnement suivi par le Conseil constitutionnel dans la décision sur la loi Immigration est-il juridique ou politique ?

La réponse à cette question est, dans une première analyse, de dire que le Conseil constitutionnel a fait ce qu’il a toujours fait : comparer la loi aux exigences constitutionnelles et en tirer une décision de censure ou de conformité de la loi à la Constitution. On ne peut reprocher au Conseil d’être « sorti des clous » par une décision atypique. Certes, la sanction est lourde : 35 articles déclarés inconstitutionnels sur une loi de 86 articles, dont 31 articles censurés dans leur intégralité, principalement pour une raison de procédure.

Le Conseil a appliqué ici sa jurisprudence sur les fameux « cavaliers législatifs » qui sanctionne les éléments qui s’éloignent trop largement de l’objet de la loi, lorsqu’ils sont introduits en première lecture. En réponse à cette jurisprudence ancienne et bien assurée du Conseil constitutionnel, le constituant de 2008 (révision du 23 juillet 2008) avait tenté une formule laissant plus de liberté aux parlementaires en inscrivant à l’article 45 de la Constitution, relatif au droit d’amendement, la formule selon laquelle « sans préjudice de l’application des articles 40 et 41 [de la Constitution, articles qui contrôlent le champ des amendements au regard du domaine de la loi et en matière financière], tout amendement est recevable en première lecture dès lors qu’il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis ».

A vrai dire, rien de vraiment nouveau dans la vérification du « lien » des amendements à la loi, souvent d’origine parlementaire, ce que le Conseil constitutionnel examine avec soin depuis une décision du 29 décembre 1986 (n° 86-221 DC), allant jusqu’à sanctionner le législateur quand « par leur ampleur et leur importance, [ces amendements] excèdent les limites inhérentes au droit d’amendement ».

Ce qui frappe dans la décision du 25 janvier 2024 est d’abord la large utilisation de cette jurisprudence qui vient sanctionner l’ensemble du dispositif voté au Sénat par l’opposition de droite et confirmé à l’Assemblée nationale par un vote d’ensemble. En pratiquant ce « ciblage » des amendements de l’opposition parlementaire, le Conseil ne pouvait qu’être accusé d’un choix du contrôle et des censures opérées stigmatisant l’opposition parlementaire au Gouvernement.

Mais la critique principale est celle du « lien » entre la substance des dispositions censurées avec l’objet de la loi. Ainsi, le Conseil censure la mesure rendant l’accès aux prestations sociales pour les étrangers moins facile, la restriction des critères du regroupement familial, la « caution retour » pour les étudiants étrangers, l’exclusion des avantages tarifaires pour certains transports en Ile-de-France pour les étrangers en situation irrégulière, les aides sociales conditionnées à une résidence en France depuis au moins 5 ans ou à une affiliation au titre d’une activité professionnelle depuis au moins trente mois, la réforme du droit de la nationalité…

Le refus d’un raisonnement finaliste

Le Conseil constitutionnel indique certes qu’il « ne préjuge pas de la conformité du contenu de ces dispositions aux autres exigences constitutionnelles », ce qui signifie qu’il ne se prononce pas sur le fond des dispositions législatives aux exigences constitutionnelles. Mais on peut légitimement s’interroger, comme l’ont fait de nombreux commentateurs, sur l’inexistence de ce lien avec l’objet de la loi dont le titre est « contrôler l’immigration, améliorer l’intégration ». Peut-on sérieusement douter de ce lien alors que les questions migratoires sont intimement liées aux questions d’intégration des étrangers et à leur statut social et familial dans la société française ? Douter de ce lien est douter de la finalité intégrative de ce type de dispositions, ce risque de faire le jeu des extrêmes. Le Conseil constitutionnel n’a pas voulu porter un regard finaliste sur les amendements parlementaires sanctionnés alors que l’ensemble de la législation sur l’entrée et le séjour des étrangers en France a pour objectif leur meilleure intégration dans la société française.

D’un certain point de vue, ce self restraint du Conseil constitutionnel pourrait être approuvé mais il donne aussi l’impression pénible d’une absence de volonté d’affronter la mise en regard de la législation sur l’immigration et l’intégration avec les exigences constitutionnelles, à l’inverse de ce que le Conseil avait su faire dans sa décision du 13 août 1993 (n° 93-325 DC) en posant les principes constitutionnels, nombreux et précis, du droit des étrangers.

Cette restriction volontaire du raisonnement au fond est certes commode pour le Conseil constitutionnel en ce qu’il a cru le laisser hors du débat politique. Mais le constat objectif est qu’il a fait le jeu d’un président de la République et d’un ministre de l’Intérieur qui avaient vu venir le coup et auxquels la décision du Conseil a rendu un fier service… politique. Nos gouvernants ont pu ainsi jouer sur le registre : « on vous l’avait bien dit… », en instrumentalisant la décision du Conseil constitutionnel. D’ailleurs, le président du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius, l’avait bien pressenti lors de ses vœux du 8 janvier 2024, à mots couverts.

L’effet politique de la décision du Conseil constitutionnel est évident, volens nolens. Et l’opposition de droite en a tiré les conséquences en souhaitant reprendre dans une proposition de loi les dispositions censurées par le Conseil constitutionnel. On la comprend.

Eloigner le Conseil constitutionnel du milieu politique ambiant

La conclusion générale de cet épisode tient en plusieurs constatations. Une décision du Conseil constitutionnel contient, à l’évidence, un fort impact politique, par sa proximité dans le temps avec le vote définitif de la loi. L’absence d’un délai éloignant la décision de la loi contestée maintient le Conseil dans l’œil du cyclone politique. On pourrait l’en éloigner en doublant le temps d’examen à deux mois, permettant ainsi l’organisation d’une procédure contradictoire publique, orale et écrite. Les citoyens profiteraient ainsi d’un débat constitutionnel plus transparent.

Les questions lancinantes sur la composition du Conseil constitutionnel et le mode de désignation de ses membres, trop proches encore du monde politique, ne peuvent empêcher la critique, souvent injuste mais consubstantielle à ces procédés de nomination, d’une forme de collusion, serait-elle involontaire, entre le Conseil constitutionnel et son milieu ambiant, l’Exécutif et le Législatif, la haute administration, dont la composition du Conseil constitutionnel donne encore trop l’image d’une forme de reproduction. Le Conseil constitutionnel est proche, tout proche, trop proche, du Politique. Il pourra s’en éloigner, structurellement, en pratiquant une forte motivation argumentative au fond de ses décisions. Les décisions procédurales sont commodes pour un juge. Mais il ne peut trop longtemps biaiser avec les principes de fond que proclame la Constitution. Sinon, pourquoi y inscrire des droits fondamentaux ?


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