Non, le respect du pluralisme n’est pas attentatoire à la liberté d’expression

 |  par Patrick JEAN-PIERRE avec Camille Broyelle, Professeure de droit, Université Paris-Panthéon-Assas
Image X

Dans un arrêt du 13 février 2024, le Conseil d’Etat, saisi par l’association Reporters sans frontières, demande à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) de contrôler le respect, par les chaînes de télévision, du pluralisme de l’information. Mais quelle est la portée réelle cette décision ?

Contrairement à ce qui a pu être écrit, le Conseil d’Etat ne pose pas de nouvelles exigences. Il se contente d’appliquer la loi du 30 septembre 1986, en particulier son article 13 selon lequel « L’Arcom assure le respect de l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion dans les programmes des services de radio et de télévision, en particulier pour les émissions d’information politique et générale ». Un éditeur audiovisuel ne peut décider d’exprimer un seul courant de pensée. C’est ce que l’on appelle le pluralisme « interne ».

L’Arcom avait retenu de cette obligation une lecture assez restrictive. Selon le régulateur, le pluralisme était satisfait dès lors qu’était assurée une répartition équitable des temps de parole des « personnalités politiques », dont le même article 13 de la loi de 1986 impose le décompte. Ces personnalités ne sont pourtant pas les seules à exprimer leurs opinions ; les chroniqueurs et les présentateurs le font aussi. Aussi, comme le souligne Florian Roussel, rapporteur public dans l’affaire jugée par le Conseil d’Etat, « réduire le pluralisme à la seule expression des personnalités politiques priverait [l’exigence] légale d’une bonne part de son effectivité. Il suffirait en effet à un éditeur qui entendrait la contourner de n’inviter que très peu de personnalités politiques, en privilégiant des interventions tout aussi engagées mais émanant d’autres intervenants ». C’est pourquoi le Conseil d’Etat appelle l’Arcom à mesurer le pluralisme « en prenant en compte, dans l’ensemble de leur programmation, la diversité des courants de pensée et d’opinion exprimés par l’ensemble des participants aux programmes diffusés. ».

Comment peut-être mesuré le pluralisme « interne » ?

Certainement pas en élargissant la liste des « personnalités politiques », ce que l’Arcom avait d’ailleurs entrepris de faire (et que le Conseil d’Etat n’avait pas jugé illégal, CE, 28 sept. 2022, n° 452212, Groupe Canal plus, inédit, concl. F. Roussel). Il s’agit plutôt de prendre en compte, indépendamment du locuteur, « le contenu des positions exprimées » comme l’écrit le rapporteur public, Florian Roussel. L’Arcom devra ainsi créer un outil capable de révéler la couleur politique « ressentie » par le public, celle que tout téléspectateur perçoit avec la force de l’évidence lorsqu’il fait l’expérience de regarder une chaîne d’opinion. La tâche n’est pas aisée, mais elle n’est pas impossible. Comme cela a été montré (M. Collet, « La revanche de Madame Kress », Mélanges O. Sudre, LexisNexis, 2018), la Cour européenne des droits de l’homme se livre fréquemment à ce type d’appréciation notamment lorsque, pour déterminer si une juridiction méconnait le principe d’impartialité « objective », elle se fonde sur l’effet produit sur les justiciables par les « apparences ».

La solution est très critiquée. On lui reproche notamment de méconnaître la liberté d’expression des médias. L’argument n’est-il pas justifié ?

Je ne le pense pas. La prétendue équivalence entre la liberté des médias et la liberté d’expression des individus est une idée importée de la culture américaine du premier Amendement, totalement étrangère aux règles qui dominent dans la plupart des démocraties libérales. Dans ces Etats, dont la France, la liberté d’expression des médias est au contraire très différente de celle dont bénéficient les individus. Damian Tambini, chercheur à la London School of Economics, l’explique très bien (Media Freedom, Polity, 2021). En raison de la fonction sociale et politique fondamentale exercée par les médias, leur liberté est « affectée », c’est-à-dire mise au service du public. Elle est à la fois plus protégée (que l’on songe par exemple aux garanties accordées aux journalistes) et plus contrainte que la liberté d’expression des individus. Les médias sont ainsi soumis, par exemple, à une obligation d’honnêteté et d’indépendance de l’information (applicable aux médias audiovisuels, en vertu de la loi du 30 septembre 1986 mais aussi à la presse, en vertu des Chartes déontologiques). Ou encore, pour ce qui nous intéresse, ils doivent assurer le pluralisme.

L’exigence de pluralisme ne constitue pas nécessairement une sujétion. Dans le secteur de la presse, par exemple, elle se traduit par un soutien spécifique, apporté par des aides publiques destinées à offrir au public des titres de presse divers représentant toutes les tendances. Sur les chaînes de la TNT, en revanche, le pluralisme est source de contraintes, car la diversité des chaînes d’opinion ne peut être réalisée. Non pas seulement parce que les fréquences hertziennes sont en nombre limité, mais surtout parce que le coût de la TNT est tel que dans la pratique, pour des raisons économiques, la présence sur la TNT est réservée aux sociétés les plus riches. Cette donnée économique, déterminante, fait obstacle au pluralisme externe sur la TNT. D’où l’exigence de pluralisme interne, dans chacune des chaînes.

Certainement, leur liberté s’en trouve affectée. Mais celle du public en sort renforcée. Soumis au pluralisme interne, aucun éditeur n’est en capacité d’influencer seul l’opinion, voire de la manipuler. C’est tout l’enjeu du pluralisme, parfaitement bien exprimé par le Conseil constitutionnel sous la plume de Georges Vedel : s’assurer que les auditeurs et téléspectateurs « destinataires essentiels » de la liberté de communication « soient à même d’exercer leur libre choix sans que ni les intérêts privés ni les pouvoirs publics puissent y substituer leurs propres décisions ni qu’on puisse en faire l’objet d’un marché » (CC, n° 84-181 DC, 11 oct. 1984).



Mots clés de l'article

Partager cet article
Vos commentaires

Audition de la Cour des Comptes : Un Réquisitoire Sans Appel sur la Gestion de France Télévisions
Politique

Audition de la Cour des Comptes : Un Réquisitoire Sans Appel sur la Gestion de France Télévisions

Le 3 décembre 2025, l'Assemblée nationale a été le théâtre d'une audition tendue et révélatrice au sein de la commission d'enquête parlementaire sur la neutral…
La SEMSAMAR : Un vernis AFNOR sur un nouveau déficit en 2024
Économie

La SEMSAMAR : Un vernis AFNOR sur un nouveau déficit en 2024

Dans les eaux troubles de l'aménagement ultramarin, la Société d'Économie Mixte d'Aménagement de Saint-Martin (SEMSAMAR) flotte comme un paquebot en perdition…
Chronique du week-end – L’âme nomade et notre responsabilité
Société

Chronique du week-end – L’âme nomade et notre responsabilité

L’âme nomade pense qu’elle ne touche à rien. En réalité, elle touche à tout, mais du bout des doigts, sans jamais serrer.La responsabilité n’est pas de renonce…
L'Allemagne suspend le regroupement familial pour les étrangers sous protection subsidiaire
Europe

L'Allemagne suspend le regroupement familial pour les étrangers sous protection subsidiaire

Alors que certains pays européens avancent pour contrer l'immigration massive, en France nos parlementaires brillent par leur manque de courage pour légiférer…
La Tentative de Coup d'État Raté au Bénin – Un Symptôme d'une Instabilité Régionale qui Frappe à la Porte de la Démocratie Ouest-Africaine ?
Monde

La Tentative de Coup d'État Raté au Bénin – Un Symptôme d'une Instabilité Régionale qui Frappe à la Porte de la Démocratie Ouest-Africaine ?

Dans un article publié le 7 décembre 2025 sur Le Monde intitulé "Le Bénin frôle le basculement après une tentative de putsch", les auteurs (AFP et correspondan…
Chronique – La Médiation Animale : Quand les Animaux deviennent thérapeutes
Santé-Environnement

Chronique – La Médiation Animale : Quand les Animaux deviennent thérapeutes

Histoire vraie. Un jour, dans une maison de retraite du Finistère, un vieux monsieur de 92 ans qui n’avait pas prononcé une phrase complète depuis six mois a r…
Escapade en Guadeloupe : Au menu ? Que de bonnes choses
Culture

Escapade en Guadeloupe : Au menu ? Que de bonnes choses

L'année 2025 marque un renouveau pour le tourisme guadeloupéen, boosté par une haute saison prometteuse : +5 % de fréquentation aéroportuaire et 440 000 croisi…
Équipe olympique des réfugiés : un flambeau « d’espoir et de paix »
Sports

Équipe olympique des réfugiés : un flambeau « d’espoir et de paix »

37 athlètes réfugiés ont participé aux Jeux olympiques de Paris 2024. Il s’agit de la plus grande équipe depuis la création des équipes de réfugiés du Comité i…
Votre rubrique "Le web a un incroyable talent " est de retour
People

Votre rubrique "Le web a un incroyable talent " est de retour

Vous nous l'avez réclamé . Il est de retour.  Bienvenue dans "Le web a un incroyable talent", une rubrique dynamique et captivante qui célèbre les talent…

Veuillez activer le javascript sur cette page pour pouvoir valider le formulaire



©2021 Patmédias, tous droits réservés - Réalisation agence web corse

Haut de page