Émeutes en Nouvelle-Calédonie : pourquoi le dépaysement de l’affaire a été refusé

 |  par Rédaction Patmedias avec Stéphane Detraz, Maître de conférences, Université Paris-Saclay, faculté Jean Monnet
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Le procureur général de la Cour d’appel de Nouméa s’est opposé au dépaysement, vers une juridiction de la métropole, de la procédure visant les personnes poursuivies dans le cadre des émeutes en Nouvelle-Calédonie. Ce dépaysement était souhaité par les intéressés, dont certains sont incarcérés sur le territoire métropolitain. Le procureur général n’est cependant pas le seul à pouvoir présenter une demande de dépaysement.

En quoi consiste le dépaysement ?

Le « dépaysement » est ce que la loi appelle « renvoi », à savoir le transfert d’une affaire d’une juridiction à une autre. Il est en effet permis, dans certains cas, de déroger aux règles normales de compétence territoriale des juridictions judiciaires, que ce soit en matière civile ou en matière pénale. L’article L. 111-8 du Code de l’organisation judiciaire prévoit ainsi que, « en matière pénale, le renvoi d’un tribunal à un autre peut être ordonné conformément aux articles 662 à 667-1 du code de procédure pénale ».

Lorsque le dépaysement est décidé, le dossier échappe à la connaissance de la juridiction d’instruction ou de jugement à laquelle il revient normalement, pour être confié à la juridiction destinataire du renvoi. Sur le plan judiciaire, le dépaysement n’a, pour autant, qu’un effet d’ordre spatial, car cette juridiction doit être de même nature et de même degré que la juridiction évincée. Il ne s’agit donc aucunement de saisir une juridiction d’exception ou une juridiction supérieure, mais simplement de « délocaliser » la procédure dans un autre ressort. En revanche, sur le plan humain, il en résulte que ce sont d’autres magistrats, donc d’autres personnes, œuvrant éventuellement dans un autre climat et ayant peut-être une autre vision des choses, qui se prononceront sur l’affaire en question.

A quelles difficultés répond le dépaysement ?

Le dépaysement ne peut être décidé que dans les hypothèses énumérées par la loi : il n’est pas laissé à la discrétion des magistrats, sans quoi les règles de compétence territoriale seraient vaines. En matière civile, l’article L. 111-8 précité indique que le renvoi peut avoir lieu « pour cause de suspicion légitime, de sûreté publique ou s’il existe des causes de récusation contre plusieurs juges ». En matière pénale, sont applicables les dispositions analogues des articles 662 et suivants du Code de procédure pénale. Celles-ci prévoient des motifs de dessaisissement et de renvoi assez divers : il peut par exemple s’agir de regrouper des affaires connexes, d’obvier à l’impossibilité de composer la juridiction, d’éviter le transfèrement d’un détenu ou encore, et plus généralement, de procéder « dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice ». D’autres motifs sont plus impérieux : il en va ainsi en cas de renvoi pour « cause de sûreté publique » (article 665, alinéa 1er), ce qui correspond à la situation dans laquelle des troubles, désordres ou émeutes pourraient affecter le déroulement de la procédure, et de renvoi pour « cause de suspicion légitime » (article 662, alinéa 1er).

Dans cette toute dernière hypothèse, le dépaysement est décidé car un doute plane sur l’impartialité de la juridiction (« suspicion »), en raison d’éléments objectifs et effectivement troublants [« légitime »). Cette suspicion légitime s’apparente à la « suspicion d’impartialité » qui autorise la « récusation » (article 668, 9°). Mais, dans le cas du dépaysement, elle porte sur la juridiction tout entière, ce qui entraîne logiquement l’attribution de l’affaire à une autre juridiction, alors que, dans le cas de la récusation, seuls un ou plusieurs magistrats sont visés, si bien que ceux-ci sont simplement remplacés au sein de la même juridiction. En revanche, il est à noter que le dépaysement « dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice » peut avoir lieu, lui aussi, en cas de doute sur l’impartialité des magistrats devant normalement siéger, ce qui rapproche renvoi et récusation.

Dans la procédure concernant la Nouvelle-Calédonie, il semble d’ailleurs que cette critique constitue le motif principal de la demande de renvoi formulé par les prévenus, poursuivis pour avoir, selon le ministère public, fomenté les exactions dans ce territoire. Il y aurait donc, selon les intéressés, un risque de procès politique.

De qui dépend le dépaysement ?

En principe, ce n’est pas la juridiction désignée par les règles normales de compétence territoriale qui est chargée de se prononcer sur le dépaysement ; cette éventualité serait d’ailleurs tout à fait malvenue en cas de risque de partialité. Ce sont donc des autorités ou personnes extérieures qui peuvent mettre en œuvre la procédure de renvoi. Il faut alors distinguer celles à qui il appartient de solliciter ce renvoi de celles qui statuent sur la requête. Les règles diffèrent de surcroît selon le motif qui est allégué.

En ce qui concerne, tout d’abord, le renvoi pour cause de suspicion légitime, la requête peut être présentée soit par le procureur général près la Cour de cassation, soit par le ministère public près la juridiction saisie, soit même par les parties à la procédure, telles que les prévenus (article 662, alinéa 2). Ces derniers n’ont donc pas à passer par le filtre du procureur général près la Cour de cassation ou du parquet de la juridiction en cause : la loi les autorise à s’adresser directement à la Cour de cassation. Une fois cette dernière saisie, elle examine la requête et, si elle la juge à la fois recevable (elle émane d’une personne ayant qualité pour la déposer et a été réalisée dans les formes) et fondée (elle fait état d’éléments suffisamment probants), elle dessaisit la juridiction critiquée et confie l’affaire à la connaissance d’une autre juridiction (article 662, alinéa 1er).

S’agissant, ensuite, du renvoi pour cause de sûreté publique, la chambre criminelle de la Cour de cassation est également compétente, mais seul le procureur général près ladite cour peut la saisir d’une requête à cette fin (article 665, alinéa 1er). Les personnes poursuivies ne peuvent donc lui adresser une telle demande.

Enfin, s’il est question d’un simple renvoi dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, la chambre criminelle de la Cour de cassation ne peut être saisie que par requête du procureur général près la Cour de cassation ou du procureur général près la cour d’appel compétente. Mais il est précisé que ce magistrat peut agir « d’initiative ou sur demande des parties » (article 665, alinéa 2). Les prévenus ont donc légalement la possibilité de le solliciter en ce sens et, surtout, en cas de refus de sa part (qui doit intervenir au plus tard dans les dix jours), se voient reconnaître la faculté de former un recours auprès du procureur général près la Cour de cassation (article 665, alinéa 4). Toutefois, ce dernier reste libre de sa décision et peut donc, lui aussi, estimer la demande de renvoi infondée ; dans ce cas, il informe les intéressés des motifs de sa décision (article 665, alinéa 4), laquelle ne peut être attaquée.

Dans l’affaire néo-calédonienne, c’est cette dernière procédure qui a été suivie. Le procureur général près la cour d’appel de Nouméa a refusé de donner suite à la demande de renvoi des personnes mises en cause, estimant leurs critiques en impartialité infondées. Les intéressés peuvent donc encore contester cette décision devant le procureur général près la Cour de cassation, ce qu’ils n’excluent pas de faire selon les dernières informations. Dans l’éventualité d’un nouveau refus, seule la voie, plus difficile encore, de la suspicion légitime leur restera ouverte.



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