Extension du domaine du silence : le droit de se taire désormais opposable à toute procédure de sanction, et plus si affinités ?

 |  par Rédaction Patmedias avec Pierre-Olivier Rigaudeau, maître de conférences en droit public à l’université Paris-Panthéon-Assas
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Par une décision du 3 janvier dernier, le Conseil d’État a transmis au Conseil constitutionnel, à la demande de l’Association des avocats pénalistes, une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) relative à la portée du droit de se taire concernant la procédure d’enquête menée devant l’Autorité des marchés financiers (AMF) au cours des visites domiciliaires autorisées par le juge des libertés et de la détention.

Dans quelle mesure cette question transmise au juge constitutionnel est-elle inédite ?

Il s’agit d’une question partiellement inédite. Elle s’inscrit dans le droit fil de la jurisprudence constitutionnelle récente sur l’extension du droit au silence. Par une décision du 8 décembre 2023, le Conseil constitutionnel a créé une nouvelle garantie constitutionnelle en étendant le principe du droit au silence, applicable jusque-là seulement en matière pénale stricto sensu, à toute sanction présentant le caractère d’une punition, c’est-à-dire notamment aux sanctions administratives. Ce principe implique que la personne faisant l’objet de poursuites disciplinaires ne puisse être entendue sur les manquements qui lui sont reprochés sans au préalable avoir été informée de son droit de se taire.

Cette reconnaissance a eu pour conséquence la multiplication des QPC – et par voie de conséquence des censures prononcées par le Conseil constitutionnel – à l’encontre des procédures disciplinaires directement instaurées par le législateur en ce qu’elles ne prévoient pas la notification à la personne poursuivie du droit qu’elle a de garder le silence au cours de son audition. C’est ainsi que le régime disciplinaire des fonctionnaires a été déclaré contraire à la Constitution dès lors qu’aucune notification du droit de se taire n’était prévue avant la comparution en conseil de discipline.

Au-delà des procédures disciplinaires administratives, l’on peut d’ailleurs s’interroger sur l’application du principe du droit de se taire aux sanctions privées et notamment aux sanctions relevant du droit du travail. Le salarié poursuivi dans le cadre d’une procédure de licenciement pour faute doit-il se voir notifier un tel droit au moment de sa convocation par l’employeur à l’entretien préalable prévu à l’article L. 1232-2 du code du travail ? La logique constitutionnelle serait d’y répondre favorablement.

L’originalité de la QPC soulevée par l’Association des avocats pénalistes porte sur la temporalité du champ d’application du droit de se taire. Doit-il être notifié, comme le soutient l’association requérante, dès la phase d’enquête à l’occasion de la mise en œuvre d’une visite domiciliaire des enquêteurs de l’AMF et ce, bien en amont de l’ouverture d’une procédure de sanction ?

Cette QPC a-t-elle des chances d’aboutir ?

Deux approches s’opposent selon que l’on privilégie la logique du droit pénal ou les spécificités propres de la répression administrative.

Pour l’association des avocats pénalistes, dès lors que les éléments recueillis lors d’une enquête – y compris administrative – sont susceptibles d’être utilisés dans le cadre d’une procédure de sanction engagée ultérieurement, alors l’effet utile du droit de se taire implique sa notification dès le stade de l’enquête. Telle est d’ailleurs, en substance, la position du juge constitutionnel en matière strictement pénale qui considère le droit de se taire applicable lorsque les déclarations de la personne faisant l’objet de l’enquête « sont susceptibles d’être portées à la connaissance de la juridiction de jugement lorsqu’elles sont consignées dans le rapport joint à la procédure ».

À l’opposé, le souhait de préserver l’efficacité de l’enquête pourrait conduire à considérer qu’à la différence de la matière pénale, en matière de poursuites disciplinaires, la notification du droit de se taire ne s’impose constitutionnellement qu’à compter du moment où une procédure disciplinaire est effectivement engagée à l’encontre du professionnel mis en cause. Tel est déjà le sens de la jurisprudence administrative et tel paraît être le sens de la jurisprudence constitutionnelle si l’on se fie à l’exégèse officielle des décisions récentes du Conseil constitutionnel. Comme d’autres garanties originellement issues du droit pénal pour être incubées à la sphère disciplinaire, le droit de se taire ferait ainsi l’objet d’une application plus souple en matière administrative qu’en droit pénal.

Il n’en demeure pas moins que le contentieux répressif des autorités administratives ou publiques indépendantes, tel celui de l’AMF, présente des spécificités propres qui le rapprochent davantage de la matière pénale que de la matière disciplinaire. Après tout, la commission des sanctions de l’AMF n’est-elle pas regardée comme décidant du bien-fondé d’accusations en matière pénale au sens de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ? Au Conseil constitutionnel de placer le curseur.

La consécration du droit de se taire à toute sanction présentant le caractère d’une punition constitue-t-elle une grande avancée juridique ?

C’est évidemment un grand progrès. Le Conseil constitutionnel rompt avec la conception traditionnelle des droits de la défense davantage construite comme un droit à parler. Les garanties classiques de la répression administrative s’articulent autour d’une série de droits (communication des pièces du dossier et des griefs en temps utile, organisation d’un contradictoire) ayant pour fonction de permettre à la personne poursuivie de discuter la nature des manquements formulés à son encontre.

Ce faisant, le Conseil constitutionnel est allé bien plus loin que ne l’exige la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Il faut sans doute y voir les conséquences d’une forme de pénalisation accrue de la répression administrative elle-même. Désormais, l’audition de la personne poursuivie n’a pas tant pour fonction de permettre à la personne poursuivie de s’exprimer que d’établir les faits.

Comment ce nouveau droit est-il mis en œuvre par l’administration et comment son respect est-il contrôlé ?

Le législateur et l’administration doivent s’atteler sans délai à un grand travail de réécriture des textes sur la procédure répressive pour y inclure le droit au silence. Actuellement, les pouvoirs publics ne semblent pas préoccuper par cette question. C’est évidemment très regrettable, notamment en termes de répartition des rôles.

Sur le plan pratique, les conséquences d’une telle inertie sont à relativiser. Le Conseil constitutionnel juge que les autorités répressives doivent informer les personnes poursuivies de leur droit de se taire sans attendre l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi.

Par une décision toute récente, le Conseil d’État estime que le moyen tiré du défaut de notification du droit de se taire est directement invocable à l’occasion de toute procédure disciplinaire sans qu’il soit nécessaire de soulever une QPC ou une exception d’illégalité.

Virtuellement, les innombrables sanctions administratives prises dernièrement sont donc toutes illégales à défaut d’avoir été précédées d’une notification du droit de se taire ! Cette omission n’est toutefois pas sanctionnée, selon le Conseil d’État, s’il est établi que la personne poursuivie n’a pas tenu de propos susceptibles de lui préjudicier lors de son audition.

De nombreuses questions demeurent dans la mise en œuvre de cette nouvelle garantie constitutionnelle : le droit au silence n’a pas fini de faire parler de lui.


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